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Faudrait quand même pas passer à côté !
par Elisabeth Godon

Elisabeth Godon, psychologue et enseignante, a longtemps exercé en Guyane,
et plus précisément sur le Maroni. Elle est l'auteur de plusieurs ouvrages :

- Les enfants du fleuve. Les écoles du fleuve en Guyane française :
le parcours d’une psy. (février 2008). Editions L’Harmattan.

- Mots pour maux à l’école primaire. Enseigner, c’est possible (2002)
Edition ESF. Collection innovation pédagogie.

- Sur le Maroni, les enfants vont à l’école. Enfants, parents, enseignants, médiateurs :
places et fonctions, réelles, prévues et occupées. In « Pratiques et attitudes linguistiques en Guyane : regards croisés ». I. Léglise et B. Migge, coord. Paris, IRD éditions, 2007.

Elle travaille actuellement en Guadeloupe.


« Ils sont venus, ils sont tous là,
Dès qu’ils ont entendu ce cri… »

Ils l’ont entendu, et même ils l’attendaient. Ils attendaient l’occasion, le moment, l’espace pour exprimer leur mal être, leur mal vivre. L’expression de ce malaise, vu de l’extérieur, constitue un symptôme. Si on veut que le symptôme disparaisse, alors, il faut en chercher, en trouver et en traiter les causes.

Mais pourquoi parler « d’extérieur » alors que je vis et travaille en Guadeloupe ?

Pour la première fois d’une vie passée, pour mon plus grand bonheur, dans différents coins du monde, je ne me sens pas « à ma place » ici, en Guadeloupe. Plutôt, j’ai l’impression, lorsque j’analyse cette sensation de non appartenance, que ma personne en tant que citoyenne n’est tout simplement pas prévue, pas vue, pas souhaitée.

Paradoxalement, dans un rapport duel, quelle que soit la situation, je me sens totalement à l’aise, acceptée, aidée si je suis dans l’embarras. Les gens sont charmants. Tous. Sans exception. En ces temps de crise, des conversations impromptues m’ont permis, à plusieurs reprises, de partager quelques idées sur les évènements avec des personnes inconnues, rencontrées au hasard des courses et des déambulations du matin. Toujours dans le calme et l’humour. Nous nous sommes même, un jour, dans une petite supérette, échangé par écrit, sur un morceau de papier donné par le caissier, une citation française (de Malherbe) contre un proverbe créole indiquant que « la journée appartient à ceux qui se lèvent tôt ».

Professionnellement, je suis arrivée au sein d’une équipe où, si ma personne a immédiatement été acceptée dans toutes ses différences avec beaucoup de tolérance et de gentillesse, mon mode de fonctionnement et mes références permanentes à la loi pour l’expliquer ont systématiquement entraîné une sorte de blocage, une mise à distance, un regroupement de leur part. Le jour de ma prise de fonction, je me suis étonnée de l’absence d’une salle commune, d’un espace de détente, de parole, pour se retrouver autour d’un jus ou d’un café. J’avais toujours, où que ce fût, travaillé de cette manière, avec un endroit fait pour cela : pour un échange permettant, en contenant dans des mots et dans une pièce les angoisses et les désaccords, de parvenir, justement, à un consensus. Pour avancer plus sereinement. Pour moi, c’était cela, un fonctionnement démocratique.

Dans un article du 27 janvier 2009 (Une société bloquée, Caribcreole.com), Georges-Christian Combé insiste sur la prévalence, en Guadeloupe, de la « culture de l’affrontement », au détriment de « la culture de la modernité », d’un usage argumenté de la parole. Pour lui, alors que la modernité politique repose sur le débat d’idées, « le fonctionnement au quotidien de la politique locale donne à voir une absence d’espace public permettant la confrontation des opinions ». Bien sûr, le parallèle s’est imposé à mon esprit. Si ces manifestations dans l’espace qu’ils peuvent occuper à défaut d’espace public défini, et, sans débordements, traduisaient, enfin, un désir d’en finir avec ces blocages ancestraux ?

Si ce mouvement, alors définitivement historique était, pour le peuple guadeloupéen, l’expression d’une volonté encore non déclarée, mais vécue comme telle, de se prendre en charge et de se positionner par rapport aux représentants de l’état d’une part, et aux élus locaux d’autre part ?

Le 30 janvier dernier, Jacky Dahomay écrivait dans Médiapart (Que voulons-nous, Guadeloupéens ?) :
« Le grand mouvement social actuel pourra-t-il nous conduire vers une nouvelle société civile guadeloupéenne, riche de ses différences et de ses nombreuses potentialités ? J'en ai simplement l'espoir. Car certains doutes persistent. D'abord, il n'est pas tout à fait sûr que les dirigeants de la coordination aient tout à fait conscience de l'importance du mouvement qui risque même de les avoir surpris en quelque sorte. Ensuite, beaucoup de ses dirigeants sont peu ouverts à la problématique démocratique, voire aux droits de l'homme. Ils peuvent donc obtenir quelques conquêtes sociales mais rater ici une possibilité inédite. Ils peuvent aussi dans une problématique « révolutionnaire » décider pour le peuple et lui imposer un changement de statut et là, la guerre civile, à mes yeux, serait inévitable. Telle est la responsabilité qui s'impose à eux ».

À Trois-Rivières, de manière totalement surréaliste compte tenu de ce que les médias diffusent, la matinée de ce mercredi 11 février se déroule tout à fait normalement : les mêmes embouteillages dans la rue principale, dûs aux camions de livraison tentant de stationner devant les commerces ; la poste parfaitement fréquentée, une nouvelle supérette particulièrement bien achalandée, inaugurée le 27 janvier, la même file patiente devant « ma » boulangerie. Pas d’enfants dans l’école primaire. Normal, c’est mercredi. Hier, mardi, il n’y avait pas d’enfants non plus. Les enseignants, le personnel de service, les agents de cantine étaient là. Mais pas les enfants.

Au collège non plus, il n’y a pas d’élèves. Mais beaucoup continuent de travailler : passée et dépassée l’instabilité de ce qu’il est convenu d’appeler « la grève », les adultes soucieux de la scolarité de leurs enfants se sont organisés, avec ou sans enseignants. Les élèves aussi. Par exemple, certains enseignants mettent leurs cours en ligne, les collégiens et les lycéens se regroupent, seuls ou avec un parent susceptible de les aider, et ils rendront leurs devoirs à la rentrée. D’autres se regroupent avec des parents qui leur font les cours.

Surprenant, et ô combien significatif, le commentaire de la présentatrice de RFO le soir : « pas vu pas pris » (débouya pa péché). Ceci concerne les enseignants et les élèves qui travaillent. Pris par qui ? Mais par les « chefs » du collectif, bien sûr ! On assiste à un invraisemblable renversement de situation dû, à mon sens, à l’impossibilité, pour les Guadeloupéens, de juger la Loi légitime. Sans doute est-ce une conséquence de l’histoire, qui a développé un rapport à la force d’un pouvoir non légitime à leurs yeux par le contournement de la Loi, ce que je peux voir tous les jours ici.

Dois-je comprendre que nous assistons donc actuellement, non pas à la révolution souhaitée, attendue, nécessaire sans doute qui entraînerait enfin un changement, des innovations, mais à une insurrection ?

Les enseignants qui sont dans leur école et ne le font pas savoir aux parents n’enseignent pas : le collectif ne peut ni venir fermer une école qui, de n’avoir pas d’élèves, en paraît « fermée », ni montrer du doigt les enseignants qui, de son point de vue - l’école ne fonctionnant pas - sont grévistes. Mais vis-à-vis de l’Inspection de l’Éducation Nationale, ils ne sont pas grévistes : ils sont présents dans une école non cadenassée. J’essaie de comprendre. Ils ne sont en faute ni vis-à-vis du pouvoir, ni vis-à-vis du contre-pouvoir. Ils ne se sentent en faute ni par rapport à la Loi de la République, ni par rapport à celle, insurrectionnelle, que semble représenter ce collectif, puisqu’ils n’ont pas été « pris ». Les deux Lois se valent-elles ? Sont-elles illégitimes toutes les deux ?

Les grandes surfaces, les magasins qui ont fermé ont subi des intimidations, des pressions. Les gens ont peur. Mais ils disent (au micro…) soutenir le mouvement. Cependant, un manifestant, interrogé hier par RFO venait de faire ses courses avant d’en faire baisser le rideau : dans un grand sourire, il annonçait fièrement qu’il fallait bien qu’il mange, lui aussi !



Aujourd’hui, vendredi 13, il me restait juste assez d’essence pour me rendre à la station service. J’ai appris hier qu’elle serait ouverte dès 7 heures ce matin, pour les voitures ; pas pour les bidons. J’arrive à 6 h 20, à 500 mètres de la station. Devant moi, des dizaines de véhicules à l’arrêt. Certes, j’ai pu faire le plein. À 12 h 20. Toute la matinée, des porteurs de bidons voulaient être servis avant les autres porteurs de bidons. Avec deux pompes, il était facile d’en privilégier une pour les voitures, et une pour les bidons. Mais non. Leurs porteurs se sont battus. D’autres se positionnaient entre les voitures et la pompe, ce qui bloquait tout. Certains revenaient (j’en ai vu passer un trois fois, avec trois jerricans différents), d’autres arrivaient juste… La distribution a dû être stoppée à plusieurs reprises.
Lorsque je suis arrivée à l’entrée de la station, il y avait un énorme panneau sur lequel on pouvait lire, écrit en gros et en rouge : « PAS DE BIDON ».

Cette « grève » a comme spécificité d’être tout sauf « générale ». Des grèves, générales ou non, j’en ai suivi beaucoup dans ma vie. Si on est gréviste, alors, on ne travaille pas. Si un pays est en grève générale depuis près de quatre semaines, alors plus rien ne bouge, tout est bloqué ! Et souvent, on n’est pas payé. Ici, je ne connais personne qui n’ait pas été payé le mois dernier. Ceci signifie que les services payeurs et les banques fonctionnaient normalement. La situation est évidemment catastrophique pour les petites et moyennes entreprises. Mais la poste fonctionne parfaitement, et les différentes allocations sont certainement arrivées sur les comptes. Même si on peut souhaiter et rêver que tous ceux qui vivent avec trop peu de ressources voient ces dernières augmenter, on le souhaite et on le demande pour tous, dans la France entière.



Effectivement, la pénurie d’essence bloque les personnes qui ne sont pas prioritaires :
Il y a deux semaines, j’effectuais quelques achats dans l’une des supérettes, toutes ouvertes et dévalisées dès que livrées, chaque jour. La radio diffusait la liste des personnes prioritaires pour avoir de l’essence dans l’une des stations « réquisitionnées ». Elle était longue, cette liste. Mais elle n’incluait pas le personnel de l’éducation nationale. Or, qu’y a-t-il de plus prioritaire que l’école ? La santé, peut-être.

Si bien que je ressens une infinie tristesse à l’idée que les grands perdants de tout ceci restent les enfants des adultes qui se trouvent dans les rues des grandes villes de Guadeloupe. Alors même que ce seront eux, les citoyens de la Guadeloupe de demain, ils ne peuvent venir à l’école. Ils sont des otages. Comme le sont les travailleurs du tourisme et de la restauration.

J’ai de plus en plus le sentiment de vivre une situation schizophrène : il y a des villes paralysées et des villes où tout semble normal. Il y a Basse-Terre, où se déroulent les négociations, et Jarry, la région de Pointe-à-Pître, où se concentrent les grandes surfaces. C’est là que se trouvent les gens qui peuvent se rendre à pied à une manifestation, puis rentrer chez soi. La pénurie d’essence fait que les grands trajets sont souvent exclus, par prudence, de l’emploi du temps de beaucoup de personnes ne demeurant pas dans ces deux pôles.

Il y a d’une part, un peuple uni dans l’expression magnifique, unitaire et contenue d’une demande politique respectable, qui commence à peine à émerger, et quelques dirigeants nationalistes qui vont empêcher (à qui profitera le crime ?) ce mouvement de se structurer et d’aboutir, avec leur invraisemblable liste de revendications innombrables. Je les ai toutes lues, une par une. Je ne comprends pas tout. Je ne suis pas économiste, mais je fais mes courses comme tout le monde : c’est vrai que « la vie » est plus chère ici qu’en métropole. Mais que met-on dans le panier de la ménagère ? Dépense-t-on de la même manière ? Les logements et les transports sont-ils plus, ou moins chers qu’à Paris ? De manière surprenante, le prix des ananas et des bananes est plus élevé en Guadeloupe qu’à Paris, alors que les pommes de terre importées y sont moins chères que l’igname. Pourquoi ? Comment se fait-ce ? Expliquez-moi ! Par contre, les téléphones portables et les chaussures de marques sont, effectivement, bien plus onéreux.

En lisant et relisant toutes ces revendications, dont évidemment la plupart pourraient concerner tous les citoyens français, où qu’ils demeurent, j’ai du mal à penser qu’on peut demander sérieusement, en dehors d’une visée insurrectionnelle nationaliste « priorité d’embauche pour les Guadeloupéens. Embauche obligatoire de Guadeloupéens dans toutes les entreprises qui bénéficient d’aide publique. » Serait-ce cela, la discrimination positive ?
Dans cette liste, voisinent des points vitaux et importants avec des points de détail qui ne concernent que peu de personnes. J’ai l’impression que les valeurs sont toutes mélangées, sans priorité.
Bien sûr que le temps passé à en étudier chaque point sans vrai dialogue (c’est ce que j’ai ressenti en regardant à la télévision les retransmissions des « négociations ») constitue un réel blocage, au lieu d’une avancée prometteuse. Bien sûr qu’alimenter la vieille névrose d’abandon dès que « Papa État » ne vient pas en personne, ou part sans prévenir, ou ne donne pas tout ce qu’on demande tout de suite est extrêmement habile, compte tenu de l’histoire commune. Bien sûr qu’il ne faut pas se tromper de combat, et qu’il est facile d’utiliser, en période de carnaval, où l’on défile ansanm, cette belle énergie communautaire pour ce qui est alors ressenti comme une idée commune (la raison commune de Jacky Dahomay, le projet de Georges-Christian Combé). C’est sans doute ce qui permet à une communauté de se construire.

Mais par principe, pourrait-on dire, quel qu’il soit, le mouvement est soutenu par la population. Par principe ou par tradition. Du fait même de leur mode de fonctionnement clanique et affectif, que les revendications en cachent, ou non, l’importance et la légitimité. Qu’elle en comprenne, ou non, les enjeux, qu’elle en suive, ou non le développement.

Sans le savoir, rien n'est possible. D'autres combats ressemblent à celui-ci de par le monde. On peut s'appuyer sur des réflexions venues d'ailleurs*. Et le combat des Guadeloupéens peut se situer à plusieurs niveaux. Les remises en question sont indispensables, si on veut éviter une idée manichéenne de la question. Par exemple, un début de prise en charge responsable ne serait-il pas que les parents des élèves de l’enseignement élémentaire s’arment de courage, et envoient leurs enfants à l’école, lorsque les enseignants sont là ? Et que les enseignants fassent savoir aux parents d’élèves qu’ils sont là ?

Il serait dommage de passer à côté de ce que tous demandent avec cette foi et cette énergie : une Guadeloupe dont ils soient acteurs du développement.


Elisabeth Godon
, 13 février 2009




* « Si l'Afrique s'obstine à rester devant la porte de ce monde du savoir, elle continuera de dépendre des nations qui détiennent l'outil technologique indispensable à la modernité et au développement.» (Moustapha Niasse).
« Les élites africaines et le pouvoir: Ces élites ignorent les principes de la rationalité critique.» (Mamadou Lamine Diallo) in Afrique et Europe: néocolonialisme ou partenariat? Actes du colloque de la Fondation Gabriel Péri, 24-26 janvier 2008.

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