Le Pas à pas de l’humanité 
par Sylviane Vayaboury
Sylviane Vayaboury est auteure des romans "Rue Lallouette prolongée", L'harmattan juin 2006, et "La Crique", janvier 2010 chez le même éditeur. Cet article a déjà été publié par L'Humanité, en juin 2009
Comment la mémoire de l’esclavage  transforme-t-elle l’identité ?
Enfance et esclavage
L’enfance  est source d’interrogations multiples. La mienne n’a pas dérogé à la  règle. Elle a d’ailleurs été particulièrement boulimique de ces  questions qui dérangent, qui mettent mal à l’aise, qui vous invitent à  un douloureux voyage.
Je me souviens de notre arrivée à Cayenne, en  1966, de retour de Fort-de-France avec mes grands-parents, et de mon  premier passage sur la place Victor-Schoelcher, à Cayenne.
J’ai six  ans. Mon entrée balbutiante dans la lecture ne me permet pas de lire sur  le socle de l’ensemble statuaire :
« À Victor Schoelcher, la Guyane  reconnaissante. La République n’entend plus faire de distinction dans la  famille humaine. Elle n’exclut personne de son immortelle devise :  liberté, égalité, fraternité. »
Je serre alors ma main dans celle de  ma grand-mère et lui demande :
« C’est qui le monsieur qui a le bras  levé ?
- C’est Victor Schoelcher, tu vois, il montre à l’esclave le  chemin de la liberté. C’est pour dire que l’esclavage est fini à ce  moment-là.
- Et pourquoi il est mal habillé et on voit ses chaînes  cassées ?
- Il devait travailler, mais c’est fini tout ça, et  maintenant on est libres. »
Et j’ai continué à bombarder de questions  ma bonne-maman de longue lignée d’occultation, celle qui tenait  verrouillées les portes d’une mémoire collective, dans la mouvance d’une  société créole entraînée sur le parcours de l’oubli et de  l’assimilation triomphante.
Et parce que je sentais bien que je  finirais par la heurter avec toutes mes questions et qu’elle n’avait pas  envie de remuer des histoires vieilles, si vieilles, j’ai gardé enfoui  dans ma mémoire des lambeaux d’histoires d’arrière-grands-papas et  d’arrière-grands-mammans venus du Congo pour travailler la terre sans la  moindre bribe de pénibilité dans l’horreur des chaînes.
Alors, il  m’a semblé, pendant longtemps, que notre histoire commençait à partir de  ce moment-là, de ce geste libérateur insufflé à l’esclave libéré, et  que l’obscurantisme posé sur un « tan lontan » devait trouver ses  fondements dans les entrailles d’ancêtres misérabilistes venus de pays  lointains et pour lesquels il n’y avait plus lieu d’entretenir une  quelconque mémoire.
Puisque Schoelcher avait montré la voie, le  chemin balisé nous emmenait tout droit à la francisation et à l’amour  indéfectible à la mère patrie libératrice et réparatrice.
Mon éveil  au réel s’est forgé dans le choc des découvertes glanées, au fil du  temps, dans les ouvrages historiques du Dr Henry, de Serge Mam Lam Fouck  et des journaux d’archives.
Cette expérience commune est celle de  milliers d’entre nous des « quatre vieilles colonies », dès lors que  nous avions pu faire le triste constat de l’absence de l’histoire  coloniale dans les manuels scolaires.
Reconnaissante !  Reconnaissante ! N’avaient-ils que ce mot en bouche ? Ce mot étalé,  validé dans notre espace urbain ! Sur le socle du monument Schoelcher,  sur le socle du calvaire, rue Lallouette, devant la cathédrale  Saint-Sauveur, érigé par l’église catholique : « 1948, centenaire de  l’émancipation. La Guyane reconnaissante. »
Longtemps porté par des  hommes politiques, idolâtres, manipulateurs du fait esclavagiste !
Qu’ils  se réveillent les Gustave Franconie, Henri Ursleur et Gaston  Monnerville d’une histoire irrecevable en l’état !
Car le temps a  oeuvré en faveur du réveil culturel et politique, et les courants  nationalistes, si éclatés furent-ils, du MO. GUY. DE, en 1974 (Mouvement  guyanais de décolonisation) - je revois Raymond Charlotte à notre  fenêtre - au FNLG en 1975 (Fo Nou Libéré la Guyane), en reprenant les  grandes lignes des Éveilleurs de conscience guyanaise - je pense à  Justin Catayée et à sa formation politique, le PSG, et aux précurseurs  que furent les pères de la négritude - ont entrouvert la voie d’une  réflexion sur les identités.
Aujourd’hui, en vertu de nombreux  travaux et depuis la récente loi Taubira du 21 mai 2001, reconnaissant  la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité, de  nouvelles représentations de l’esclavage se sont progressivement  affirmées, même si une discrétion et une pudeur sont encore très  palpables sur les lieux de la tragédie, conjuguant son passé et son  présent.
L’enfant qui sommeille en moi se réjouit de ce combat contre  l’oubli, de cette reconstruction en marche. Chaque commémoration (du 10  juin pour la Guyane) me renvoie à ce souvenir inaltérable et à  l’idéologie de la réparation.
La question de la réparation
Au  regard de monuments érigés, de noms de rues attribués par la  municipalité rappelant à la mémoire des gestionnaires du système  esclavagiste (Jubelin, Laussat) et des abolitionnistes (François Arago,  Louis Blanc), on mesure le poids d’une certaine idéologie de la  réparation jusque-là entretenue.
Tout ça pour ça ! Pour oublier ou ne  pas oublier ? Devoir de reconnaissance et de gratitude !
Depuis la  loi Taubira, le terme de « réparation » est devenu le cheval de bataille  de bon nombre de groupes engagés dans un même combat de reconnaissance  de peuples opprimés.
Dans son livre intitulé Nègre je suis, nègre je  resterai, Aimé Césaire confiait, en 2004, à Françoise Vergès : « La  réparation, c’est une affaire d’interprétation… Le terme de réparation  ne me plaît pas beaucoup… Pour moi, c’est irréparable. »
Césaire nous  rappelait que nous avions à penser ce désastre en termes moraux plutôt  qu’en termes commerciaux. Ainsi, chaque fois qu’un geste est accompli,  que le nom d’un des nôtres est attribué à une place, à une rue, qu’est  érigée une statue, que sont enseignées des langues et des cultures  régionales, l’histoire des traites négrières et de l’esclavage, que de  nouvelles expositions voient le jour (inauguration, ce mois-ci, à  Bordeaux, d’une exposition permanente au musée d’Aquitaine consacrée au  commerce atlantique et à l’esclavage), nous devrions être tous  transportés de joie.
Dans cette histoire d’amour et de haine, chaque  pierre posée à l’édifice concourt à revisiter cette histoire douloureuse  de manière assumée et dépassionnée : un geste, un pas à chaque fois  pour l’humanité tout entière.
De l’occultation à la revendication, de  la revendication à la réparation, un travail sur nous-mêmes s’impose  désormais pour sortir, à terme, de la victimisation : une tâche  complexe, compte tenu de traits ancrés, du poids de l’histoire et de  notre relation au monde.
Sylviane Vayaboury
 
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Sylviane Vayaboury, sur le site de L'Harmattan
 


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